Prix Goncourt, le dernier roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie, est composé comme une fugue, autour d’un vol aérien. Le même avion parti de Paris (Air France 006) à destination de New York, se posera deux fois, à quatre mois d’intervalle. Des destins se croisent. Par exemple Blake, le tueur, Joanna, l’avocate ou Victor Miesel, l’écrivain mondain.

Le terme d’ « anomalie » choisi pour le titre désigne un défaut de logique. La littérature permet de mettre en fiction ce qui échappe à l’observation ou la modélisation. Les mathématiques et les sciences sont convoquées dans la fiction pour expliquer ce défaut devenu une énigme. L’auteur met en scène des scientifiques, en particulier deux prodiges :  » Adrian(…)un très jeune probabiliste » de 20 ans et sa collègue Tina qui « recensent toutes les variables qui peuvent affecter le trafic aérien ». (p.105) Il nous montre les tâtonnements, le quotidien d’une cellule de crise au Pentagone et la perplexité des chercheurs face à l’inexplicable. L’un d’eux explique au Président des U.S.A que notre « réalité est une construction, et même une reconstruction ». (p.165) En éliminant les hypothèses une à une, les chercheurs finissent par avancer celle de « la simulation informatique ». (p.166)

Le roman d’Hervé Le Tellier montre la fin d’une époque où les êtres humains se sentaient pleinement vivants et croyaient pouvoir dominer la Nature avec la technologie. Le souvenir d’Hiroshima et des catastrophes nucléaires n’ont pas été effacés et reviennent dans cette fiction douce-amère sur ce qu’on nomme culture, et même « humanité ».

Sommes-nous des « programmes » ? En tout cas, chaque passager, en étant plongé dans une faille temporelle, est confronté à sa finitude, et à son double. Dans un roman fantastique du XIXème siècle, l’être humain parviendrait à se rendre compte qu’il s’agit d’un automate ou d’un fantôme. Dans un roman de science-fiction contemporain, il se battrait contre un robot ou une Intelligence artificielle.

Ici, c’est plus insidieux et anxiogène, car les techniques informatiques nous font douter de notre réalité même. Sommes-nous des humains ou des anomalies ? Notre devenir nous échappe, ainsi que notre mort. Comme le contrôleur aérien du roman, le lecteur se pose la question du « qui est (aux commandes….) ? » Ou quoi ?

Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Paris, Gallimard, 2020, 327 p.