Qu’est-ce qui est transgressif aujourd’hui ? La question traverse le nouveau livre de Marc-Louis Questin. Si elle était déjà posée dans ses ouvrages précédents, elle revient ici tel un leitmotiv lancinant. Sous forme de journal intime, de poème en prose et de rituel d’exorcisme, Marc-Louis Questin interroge la finalité de l’art et celle de l’écriture :
« La mort est toujours à l’œuvre entre les lignes des écrivains, des musiciens, des cinéastes et des peintres. Ceux qui refusent la mort sont obsédés par l’idée de la normalité et de ce qui est lisible ».
Ces réflexions font écho à celles du philosophe contemporain Yves Michaud (auteur entre autres de L’Art à l’état gazeux, 2003). Ce dernier affirme qu’entre ce qui a déjà été exprimé au XIXème siècle, photographié, tenté avec le body art au XXème siècle, plus grand-chose ne peut résister à la marchandisation et à la normalisation de l’art. Actuellement Lewis Carroll et Pierre Louÿs seraient accusés de pédophilie et menacés d’emprisonnement.
L’audace est cadrée, encadrée historiquement, socialement, juridiquement.
D’où une certaine nostalgie de Marc-Louis pour la liberté des années 70, une période subversive de l’art contemporain : « On peut considérer le body art, les performances de Gina Pane, Olivier de Sagazan ou Michel Journiac comme l’expression hiéroglyphique de la chair… » S’ensuit une méditation sur le verbe, l’incarnation et la transsubstantiation qui détone à l’ère du post-moderne et de l’athéisme.
Néanmoins, comme l’écrivain le reconnaît lui-même l’histoire littéraire ou artistique n’est pas linéaire, mais labyrinthique. Pour l’auteur, l’artiste le plus rebelle se rapproche du dandy et du mage, si l’on admet que la « transgression est une méthode qui permet de transformer notre vision de la réalité ». Cette méthode a ses revers : solitude, insomnie, quête des paradis artificiels, ecstasy, visions opiacées aux « mirages infinis ». Elle permet également des rencontres improbables avec les créatures de la nuit qui se transforment en rêves, parfois en sursauts de révolte contre les listes « d’épicerie » ou contre certains individus préoccupés par leur statut social. L’écrivain a besoin de se concentrer car il écrit pour être. Pour déstabiliser l’autre, celui qui croit être le centre de tout, le nombriliste.
Malgré les errances entre Paris, Lisbonne, l’Inde, le poète affirme qu’il « faut traverser le mirage des regrets » pour échapper au carcan du politiquement correct, s’interroger sans cesse sur la présence du Mal, relire Dostoïevski et les inventeurs de langages. La mémoire sert de fil rouge dans le labyrinthe de l’existence. La lecture est un philtre. Retours en arrière sur l’adolescence, les filles, les muses et le « film sulfureux de Stanley Kubrick consacré à Lolita ». Fondu-enchaîné sur Eglantine, la drogue douce, Dame d’un amour courtois, symbole de poésie et de régénération. Travelling sur les amis et les figures marquantes de sages. Les soirées passées à refaire le monde. La méditation. Le temps qui passe et les faux découpages. Gros plan sur l’écrivain révolté contre le cliché de « doux rêveur ».
Des anecdotes permettent de solidifier la pensée du poète qui rêve d’ailleurs. L’une d’elles m’a marquée, celle qui met en scène l’agitateur allemand Joseph Beuys, décédé en 1986, s’enfermant durant une semaine avec un coyote dans une cage en verre. Est transgressif l’artiste qui essaie de communiquer avec son animalité à l’intérieur et à l’extérieur de lui. N’y aurait- t-il pas une communication non verbale entre les êtres, entre les règnes ? Gros plan sur Marc-Louis marchant dans la forêt de Brunoy. Sans pathos, celui-ci souhaite nous faire prendre conscience de notre finitude car personne ne peut accéder « à la véritable réalité », juste l’approcher. Cela signifie-t-il auto- censure, désespoir, voie sans issue ?
Non. Juste un peu de bon sens paysan revendiqué par l’auteur et des arabesques magiques à défaut de manifeste stylistique. Comme le philosophe Yves Michaud, Marc-Louis Questin constate qu’un artiste subversif aujourd’hui ne peut se laisser enfermer dans un genre ou une discipline. Si la France demeure cartésienne et bureaucratique, l’artiste se doit d’échapper aux étiquettes pour capter l’âme de son époque, apposer le sceau de sa personnalité et peut-être davantage encore : saisir un rayon de l’Anima Mundi. Principe du caméléon, bien au-delà du trash, du gore ou du gothique. Les étiquettes se salissent et se décomposent. Les arts de l’extrême finissent par lasser lorsqu’ils se figent. Tentation du nihilisme repoussée par un mouvement chorégraphique. Est transgressif, celui qui traverse le bûcher des apparences afin de créer une réalité alternative, une profondeur sensorielle. Ainsi Marc-Louis taquine-t-il la salamandre, sans oublier d’être tarologue, poète, acteur… Et il avoue sa passion du cinéma : « Je n’ai pas les moyens financiers de réaliser un film baroque, psychédélique et onirique ». La spiritualité dans l’art ne se laisse pas enfermer. Il est donc important de changer de cadre(s), de plan et de techniques. Alchimie de la frustration. Sublimation des pulsions en désir de vie.
Marc-Louis Questin continue son éloge de l’énergie vitale de page en page, quoi qu’il lui en coûte. Il nous fait ressentir que les faits les plus touchants, les plus intéressants de notre vie ne sont pas là où on les attend. Qu’on ne se fie pas à ses références à Schopenhauer, l’homme est davantage lycanthrope que misanthrope ! Marc-Louis ne se contente pas de jeter la clef du monastère dans la rue. C’est un découvreur, à une époque où l’art est partout et nulle part. Il aime ce qui est charnel et sensible, répugnant au monochrome, à l’abstrait déconnecté du trop-plein si humain.
Depuis des décennies, il décloisonne, réunit des artistes non conventionnels autour de lui, éveille des talents et des vocations. Des regards neufs se posent sur des projections de courts- métrages, des danseuses, des humoristes, des musiciens… Performances et perturbations maîtrisées sans pression de groupe. Marc-Louis transmet la fonction prophétique de l’art dans l’esprit de la Tradition et des arts martiaux. Il ne valide aucun produit. Il accorde son attention aux happy few. Dans les replis de la contre-culture, lors des soirées dédiées au romantisme noir à la Cantada – un bar rock de l’Est parisien- sur des airs hypnotiques, les individus réunis du Cénacle du Cygne forment un égrégore blanc, « un feu qui scintille dans la nuit ». Comprenne qui pourra.
La marche est un déséquilibre en avant. Giacometti n’est pas loin quand Marc-Louis fait un pas de plus, afin « de provoquer le déclic nécessaire pour que les individus sortent d’un état de léthargie et de servitude volontaire ».
Fabienne Leloup
Expériences de mort imminente, hypersensibilité à l’invisible…certaines personnes semblent ébranler notre vision ordinaire de la réalité. C’est le constat que fait Yara, infirmière de 22 ans en faisant la rencontre, à Paris, d’Hermine de la Vallée, un médium à l’allure de star de cinéma. Rashid, son frère n’a pas choisi la même voie que sa sœur. Il a arrêté l’école, longtemps glandé, avant de choisir le fondamentalisme qui l’entraîne à certaines extrémités.
Il ne comprend pas pourquoi sa sœur a quitté les urgences pour un établissement médicalisé où séjournent de riches retraités, tous plus délirants les uns que les autres. Clin d’œil à la bande-dessinée, Les vieux fourneaux(chez Dargaud) qui raconte les aventures de trois septuagénaires et les bouleversements socio-culturels de notre époque.Au contact d’Hermine, Yara se met à entendre une voix, puis plusieurs… à sentir les présences d’âmes errantes autour d’elle. Ce sont celles des défunts coincés entre la terre et le ciel, lui explique la vieille dame. Soit parce qu’elles ne veulent pas partir, soit parce qu’elles ont été victimes de mort violente. Pour Yara, plus rien ne sera comme avant.Hermine veut lui transmettre son don de communication avec les disparus.Il y a tant de messages des âmes errantes, la prévient-elle.Peut-elle repousser ces « corps fantômes » ?Comment expliquer à Rashid que certains passages ne se forcent pas impunément ?Paranormal et actualité : tels sont les deux fils conducteurs de ce livre qui souhaite faire réfléchir sur la notion de choix.
Topologies : la topologie consiste à rattacher une suite d’idées abstraites à des objets sensibles familiers (Littré).
Imaginal (ou mundusimaginalis) : l’imaginal ouvre l’homme à la transcendance. Entre perception et intellect, entre le monde des abstractions ou formes intelligibles, et le monde sensible celui des formes matérielles, il donne toute sa place à l’intelligence agente (Henry Corbin), quand chacun chemine vers le plus haut degré de réalisation et de sens de sa vie, dans la réconciliation des contraires : le réel et la réalité, l’invisible et le visible, le spirituel et le matériel, l’esprit et le corps. « Les Anciens, écrivait Henry Corbin, en étroite relation avec l’Invisible, ont toujours intégré dans leur vision du monde une transcendance omniprésente, et ont toujours établi un lien sympathique et permanent entre l’ici-bas et l’Autre-monde : ce domaine spirituel s’est présenté universellement sous les traits à la fois d’un « âge d’or » primitif et d’un éden eschatologique, d’un lieu d’outre-tombe habité par les âmes défuntes, d’un endroit (ou plutôt d’un envers) où tous les rêveurs se rendent chaque nuit et où l’imagination active a l’occasion de trouver un terrain de jeu, bref, d’un « monde des dieux » — d’une « terre sainte », d’une « terre des bienheureux », d’un « pays des merveilles » ou d’une « terre céleste » comme disait joliment Plotin — « où se jouent perpétuellement la trame scénarique, les hauts faits et les événements édifiants du grand film de l’Univers».
Dans cette rencontre, nous nous intéresserons aux continents perdus, aux mondes intermédiaires, transitionnels, où des hommes et des groupes sociaux peuvent dépasser leurs limites dans le sentiment de reliance au Monde et à l’Autre. Ces lieux intermédiaires sont présents et identifiables dans les mythologies et dans les lieux que nous pouvons rencontrer dans nombre de recours contemporains au Moyen-âge mais que l’on ne peut répertorier sur aucune carte géographique ni intégrer à aucune frise chronologique. Autant d’’espaces-temps fabuleux, contrées, cités et royaumes fictifs qui sont tour à tour le domaine de la peur ou des enchantements, de l’initiation philosophique, de la satire politique ou de l’utopie. Pourront être interrogées les formes de l’imaginaire intimes ou sociales, les littératures, les cosmogonies et les cosmologies, les Montagnes sacrées localisées au Centre du Monde, de l’Olympe grec à la Jérusalem céleste, via la terre de Hurqalya et ses cités, la Civitas Dei d’Augustin, la République de Platon, les Iles Fortunées, Thulé et Hyperborée, Avalon, l’Atlandide, l’Eldorado, le Royaume du prêtre Jean, Les îles de Sindbad le Marin, le Temple de Salomon, les châteaux aventureux des légendes arthuriennes, les « noosphères » contemporaines, les temples maçonniques, etc. À l’intersection des mondes sensibles, et du spirituel, ces topologies sont de fait ceux où le sacré se manifeste comme réalité modelant les comportements humains, nous révèle des dimensions religieuses cachées dans le profane, « quand les points cardinaux de l’Espace constituent une fantastique transcendantale, là où réside ce supplément d’âme que l’angoisse contemporaine cherche anarchiquement sur les ruines du déterminisme ». (Gilbert Durand).
Le voyage dans le temps Association Stella Incognita18 et 19 avril 2019 à Clermont-Ferrand
Organisatrices Karen VERGNOL-REMONT et Élisabeth STOJANOV, CELISQu’est-ce donc que le Temps ? « Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un m’interroge et que je veuille lui répondre, je l’ignore. » (Saint Augustin, Confessions XI, 14, 17). Ces propos du théologien d’Hippone illustrent parfaitement les rapports que l’homme entretient avec le Temps. Tout comme l’Amour ou la Mort, le Temps fait partie de ces grandes notions qui structurent notre existence, mais qu’il est difficile de définir de façon péremptoire. Selon qu’on se place du côté du philosophe, de l’anthropologue, de la psychologue, de l’historien, etc., nous trouvons à chaque fois une définition différente. Ce rapport de l’Homme face au temps évolue avec les sciences. Les travaux d’Einstein sur la relativité et les récentes études de Stephen Hawking ont largement contribué à repenser cette notion. En outre ces deux physiciens permettent de remettre en question un autre grand mystère qui est celui du voyage dans le temps. Si la science est encore réticente face à ce sujet, l’art et les littérateurs se sont fait un plaisir à le prendre à leur compte et le développer dans toutes les directions : boucles temporelles, paradoxe du grand-père, modifications historiques, machines temporelles sont autant de motifs qui parcourent la littérature de science-fiction.Lors de ce colloque, qui porte sur le voyage dans le temps, différents axes d’études pourront être proposés, tous les médiums et aires géographiques peuvent être représentés.Nous proposons ci-dessous quelques pistes non exhaustives :
– Quel moyen est utilisé pour le voyage : machine, rêve, drogue, cataclysme, etc.
– Dans quelle mesure le voyage dans le temps permet-il de (re)penser les territoires etl’histoire ? Les premiers voyages dans le temps étaient principalement temporels. Nous pensons à l’explorateur anonyme de Wells dans The Time Machine (1895) qui se rend dans le futur en 802701, mais qui reste toujours dans la région londonienne. À contrario, Pierre Saint-Menoux dans Le Voyageur imprudent (1941) de Barjavel sillonne la planète en 2052 pour découvrir la raison du cataclysme qui a plongé la terre dans le chaos. Ces deux mondes futurs ont en commun de ne pas présenter de frontières et offrent aux lecteurs un sentiment d’harmonie. On pourra alors se demander quel espace et quel temps sont visités ? : passé, présent, futur.
– Des auteurs privilégient-ils le voyage temporel dans leur œuvre ? Silveberg a écrit de nombreux romans sur la question ainsi que Gérard Klein. Pourquoi ?
– Pourquoi ce regain de la thématique notamment dans les films depuis les années 2000 ? Quel héritage Back to the futur laisse-t-il dans le paysage cinématographique ?
– Quels sont les super-pouvoirs dans les Comics qui permettent de voyager dans le temps. Dans le film Supernam de 1972, le héros remonte dans le temps en inversant le sens de rotation de la terre.
– Quelles traces les voyageurs temporels du passé laissent-ils derrière eux ? Quels impacts ces anachronismes ont-ils sur l’histoire et les récits ?Les propositions d’environs 600 mots, jointes d’une courte biobibliographie, sont à envoyer à elisabeth.stojanov@gmail.com ou karen.remont@wanadoo.fr avant le 31 janvier 2019. Une réponse sera donnée aux contributeurs à partir du 15 février.Le colloque prendra en charge les déjeuners.
La déception des fantômes, nouvelles, Céline Maltère, éditions La Clef d’Argent, 274 pages, 13 euros.
Je n’ai pas eu le loisir de rencontrer de visu Céline Maltère, mais nous partageons le même attrait pour le Bizarre, la culture antique et la même exigence stylistique.
La Déception des fantômes, son dernier recueil paru aux éditions La Clef d’Argent, est un régal. Contrairement à beaucoup d’auteurs, happés par leur sujet, Céline Maltère cisèle ses textes sans fioritures et leur imprime un rythme. Excellente nouvelliste, le lecteur ne peut guère présager la fin imaginée par l’auteur. Ainsi, dans « Les punaises », la vraie punaise n’est pas un insecte, mais une jeune femme rancunière. Dans » Lucia », Hécate malgré ses pouvoirs ne pourra sauver son amante de la mort.
Dans ce livre, Céline Maltère renouvelle le registre du fantastique en mêlant dieux et mortels, animaux et êtres humains, vivants et revenants. Ses nouvelles ne sont pas exemptes de cruauté. « La Verrière » offre une variation sur le savant fou au féminin et une descrition du « phlegmon » abominable. Mais l’impression qui en ressort est autre : chaque personnage est intrinsèquement seul.Et surtout chaque personnage semble, à un moment donné devoir affronter l’écart entre sa vision de la réalité et le réel. Supplice, déception. Témoin Gemma, dans la nouvelle éponyme :
« Regardant autour d’elle, Gemma se demanda ce qui l’avait retenue toutes ses années du côté des vivants, à supporter le vide et les reflets vains de l’amour, tous les espoirs déçus ».
Malgré tout, ces textes démontrent la véracité du proverbe latin : fortis imaginatio generat casum ( une forte imagination produit l’événement). Sans doute davantage pour l’auteur que l’on sent passionnée par les mots, « ailes lancéolées », et pleine d’humour:
« J’aurais tant voulu voir quelle tête avait Elsa quand elle tira la langue au peintre, persuadée qu’il voulait l’épouser ».
Céline Maltère connaît bien la langue française, laquelle, ne la déçoit jamais, à notre plus grand plaisir, nous qui sommes peut-être aussi des fantômes souffrant de notre peu de réalité.